Épicuriales de Liège 2024, samedi soir : six-mains (en fait huit) Denis Groison, Mehdi Kebboul, Jean-Marc Notelet
Publié le 18 août 2024
Par Sophie Brissaud
Quelle joie de retourner à Liège, ne serait-ce que par le texte et l’image ! Je n’ai pas fini de raconter les Épicuriales 2024 (dont vous trouverez ici, ici, ici et ici les épisodes précédents). Le moment est venu d’évoquer le dîner sous la tente des chefs que j’attendais le plus. Pourquoi cette attente ? Parce que les trois chefs qui œuvrent ensemble sur ce repas sont des amis chers et que j’ai eu l’honneur de suggérer aux organisateurs des Épicurlales d’inviter deux d’entre eux. Mehdi Kebboul depuis l’année dernière, et Denis Groison cette année.
Donc, ce soir, le dîner des chefs rassemble, de gauche à droite, Mehdi Kebboul (ex-chef propriétaire de Savarin la Table, actuellement en recherche de restaurant) ; Denis Groison (chef du restaurant Le Mazenay à Paris), Jean-Marc Notelet (chef fondateur du restaurant Caïus à Paris) ; et, comme les trois mousquetaires sont quatre, Bruno Murriguian, chef des cuisines extérieures chez Lenôtre, qui accompagnait Jean-Marc.
Denis Groison et son épouse Lan, au Mazenay, dans le Marais, gâtent une clientèle conquise et émerveillée, dont beaucoup d’habitués. La base culinaire est française, avec des accents de cuisine bourgeoise bourguignonne et d’Escoffier qui lui donnent un style intemporel et des audaces très bien ménagées. Des touches vietnamiennes sont apportées par endroits et l’usage de produits exceptionnels soutient le tout avec grâce. Je dois de grands souvenirs gustatifs à Denis et Lan, parmi lesquels les incontournables pommes dauphine, une pratique fine et assidue de la chartreuse (et même de la belle gentiane des pères chartreux), le pigeon rôti et, un jour, un gigantesque feuilleté jambon-fromage qui avait illuminé nos vies tel un soleil inespéré au foutu temps du covid. Ce soir, il nous réserve un pâté pantin de canard, chutney de pruneaux au jasmin, légumes marinés à la vietnamienne.
Jean-Marc Notelet, pendant une vingtaine d’années, a imprimé à son restaurant Caïus un style inimitable, solide et charpenté, construit sur sa grande passion des épices et des arômes. Récemment, il a vendu et quelque peu passé la main, mais son talent et son inspiration restent intacts. Dire qu’avec Jean-Marc il y a toujours une surprise, c’est un euphémisme. Ce soir, d’ailleurs, son plat s’intitule On verra.
Mehdi Kebboul (ici avec Mireille Labylle, co-organisatrice) est « passé par des grandes maisons » comme on dit, a tenu le Bistrot Méricourt, puis Savarin La Table, est un électron libre et n’est jamais où on l’attend. Et d’ailleurs, nous, on attend qu’il trouve enfin son restaurant, parce que ça urge. Ce maître de la couleur, de la température et de la texture fait des assiettes splendides, croquantes et généreuses. Sur les deux photos ci-dessous, son plat de l’année dernière, sur l’assiette et en cours de dégustation, afin de comprendre son esthétique.
Cette année aussi, il y aura de la couleur, du croustillant, des saveurs concentrées et relevées. Mehdi n’est pas natif de Béziers pour rien. Beignet de lotte, vinaigrette à la sétoise, stracciatella, thym citron. Pour le jus qui forme la base de la vinaigrette, un fumet de poissons de roche réduira pendant des heures. À la base de ces explosions de goût, on remarque une attention à la réduction (qui n’est pas sans me rappeler la cuisine du Chaoshan, en Chine du Sud) et une attentive fréquentation de la cuisine thaïlandaise (Mehdi a vécu un an à Bangkok).
De gauche à droite : Denis Groison, Bruno Murriguian, Jean-Marc Notelet.
Ce qui me plaît beaucoup dans le travail des chefs aux Épicuriales, c’est que peu importe leur origine, leur style, leurs orientations, une certaine alchimie locale fait qu’ils s’harmonisent comme des briques de Tetris et travaillent ensemble comme s’ils l’avaient toujours fait, même s’ils viennent de se rencontrer. Ce qui se passe derrière la cuisine, dans l’espace de mise en place à l’arrière de la tente, est aussi intéressant que ce qu’il y a devant et dans l’assiette.
Toujours goûter ! C’est un principe.
Chaque année, c’est pour moi un émerveillement et une des plus belles démonstrations de la magie de la cuisine. Et cette année, on constatera que cela se passe exactement comme les autres années. À mesure que l’heure du dîner approche, que la lotte entre dans son bain de friture, chacun s’occupe de son plat et de celui des autres. On ne voit pas les coutures.
Les convives prennent place, Bernard Cornu commence à servir les vins. Pendant ce temps, la mise en place, devenant plus complexe, continue à se dérouler souplement. Tout le monde est prêt.
Denis me montre son pâté Pantin, un classique de la cuisine parisienne. On voit que la farce contient des champignons noirs et des carottes. La fusion Viêt-nam et cuisine française classique se fait sans accroc et avec délice. Sur assiette, le pâté est servi avec un mesclun et des légumes marinés aigres-doux. Le chutney de pruneaux au jasmin complémente parfaitement ce pâté de canard en croûte.
La lotte de Mehdi est généreusement panée, le croustillant rencontre l’onctuosité crémeuse de la stracciatella. Le jus est une bombe de saveur, les légumes apportent douceur et acidité. C’est un régal.
La surprise de Jean-Marc Notelet se dévoile petit à petit. J’en connais l’élément principal puisque le chef m’a montré, la veille, les aubergines siciliennes énormes et charnues qu’il a apportées. Elles sont découpées et cuites longuement et doucement, en gros pavés moelleux. L’aubergine n’est jamais meilleure que lorsqu’elle donne à goûter sa viande, ce charnu épais et fondant qui fait toute sa singularité. Jean-Marc a compris cette vertu de l’aubergine et l’a respectée. Le long confisage du légume a également réveillé sa nature carnée, la saveur de viande rôtie que lui donne une cuisson très attentive. L’aubergine, de quelque façon qu’on la prenne, est un légume difficile à réussir. Mais quand on la prend dans le bon sens et qu’on la respecte, elle révèle toute sa générosité.
Plat minutieux par sa préparation, simple par ses éléments : ce doudou d’aubergine se présente sur un beurre blanc au vadouvan, sauce onctueuse, crémeuse et intense, avec un umami long comme le bras. Quelques pousses de pois et une pensée violette, et c’est tout. L’aubergine est volumineuse mais si légère : elle n’est qu’un songe. La sauce est recueillie avec un morceau de pain jusqu’à la dernière goutte. Intitulé : « On verra », et oui, on a vu. Au fait, il y a du rab ? S’il vous plaît ? Et il reste du pâté Pantin ? Et du jus de poisson ?